Le soir de sa première participation à «Top Chef», sa plateforme de réservation a failli imploser. «Le téléphone sonnait en boucle, se souvient Thibaut Spiwack, le chef d’Anona, un restau gastro et écolo du boulevard des Batignolles, à Paris (XVIIe). Après moins d’une heure d’émission, j’affichais complet pour deux mois. Pour tenir le rythme, j’ai doublé mes effectifs, à 10 salariés.» Huit mois plus tard, il décrochait sa première étoile. «A ce moment-là, les réservations ont de nouveau explosé. Du coup, j’ai encore doublé mes effectifs», dit-il. Malgré le succès, la hausse des coûts pèse sur ses marges. «Entre les aléas dans la fréquentation, les frais de personnel ultraqualifié, le coût des ingrédients de première qualité, et le loyer, la rentabilité d’un restaurant gastronomique est très incertaine», résume Nathalie Louisgrand, enseignante-chercheuse à Grenoble Ecole de Management.

Pour gonfler ses bénéfices, Spiwack a acheté une pâtisserie et s’est associé à un petit restaurant de street food. Comme lui, les grandes toques poussent les feux pour se diversifier. Beaucoup profitent de leur notoriété pour faire la promotion de différentes marques, qui les sollicitent à tour de bras. Les fabricants de montres, par exemple. «Les mains des cuisiniers étant souvent en action et très en vue dans les émissions, c’est un bon moyen pour les horlogers de s’inviter en douce à la télé», glisse Jean-Marc Cortade, journaliste et réalisateur de la chaîne YouTube Bruit de Table dédiée à la gastronomie.

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Lorsque le maître queux a la notoriété d’un Philippe Etchebest, le juré de «Top Chef» qui anime aussi «Objectif Top Chef» et «Cauchemar en cuisine», la facture peut vite flamber. Son partenariat entamé en 2016 avec Tag Heuer aurait rapporté au Meilleur Ouvrier de France jusqu’à 200000 euros par an, toquantes incluses dans le contrat. A la fin de ses vidéos Instagram, le chef pâtissier Cédric Grolet ne manque pas lui non plus d’exhiber la sienne, un cadeau de Cartier à 26000 euros.

Yannick Alléno fait réaménager sa cuisine par Citroën

Les grandes toques sont aussi courtisées par les fabricants automobiles. L’étoile montante Mory Sacko, par exemple, fait régulièrement l’article sur les réseaux sociaux pour sa voiture hybride, une Lexus NX 450h+ à 78000 euros prêtée par le fabricant nippon. Quant au chef trois étoiles Yannick Alléno, il a longtemps roulé pour DS Automobiles. Au point que Citroën, voilà quelques années, avait missionné son propre designer pour réaménager de fond en comble ses 60 mètres carrés de cuisine, au Pavillon Ledoyen…

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Les géants de l’agroalimentaire ne sont pas en reste. Comptez de 2000 à 5000 euros pour un simple post sur Instagram, et deux fois plus si le chef consent à se mettre en scène en vidéo pour proposer quelques recettes basées sur un produit alimentaire, à l’instar du risotto aux poires et fromage Saint Agur inventé par le Colombien Juan Arbelaez, en partenariat avec le groupe Savencia Fromage & Dairy (ex-Bongrain). «Des demandes comme celle-là, j’en reçois tous les jours. Les chefs ont beaucoup de mal à refuser, admet un de leurs agents: 10 000 euros pour trois heures de travail, c’est très tentant.»

Thierry Marx fait la promotion d'une marque de croquettes pour chiens

Mais gare au bad buzz. Thierry Marx, l’homme-sandwich de la gastronomie française, comme le surnomment ses détracteurs, avait déjà provoqué les moqueries en faisant la promo de Feed, une marque de repas en poudre. Il a remis le couvert avec Bab’in, des croquettes pour chiens et chats. «Je l’ai fait pour me marrer. Les bénéfices ont été reversés à une association pour chiens d’aveugle», se justifie le chef du restaurant Onor (une étoile au «Michelin»), qui vend aussi des ustensiles de cuisines Lidl. Même s’il projette désormais d’ouvrir un bouillon à Saint-Ouen, cet hyperactif également à la tête du principal syndicat du secteur, l’Umih (lire notre interview page 78), a dû encaisser une série d'échecs. Le chef a par exemple fini par fermer Marxito, son enseigne de fast-food autour de sandwichs au sarrasin bio, ouverte sur les Champs-Elysées et décorée par Ora-ïto. Puis il a été débarqué de sa boulangerie Marx Bakery par ses propres associés.

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Son confrère Michel Sarran est aussi à la peine. En l’espace de trois ans, le Toulousain a été évincé du jury de «Top Chef», son restaurant a perdu sa deuxième étoile au «Guide Michelin», puis il a fermé sa chaîne Croq’Michel lancée en 2020 avec ses deux filles. Implantés à Toulouse et à Paris, ses trois bars à croque-monsieur proposaient des formules entre 13,5 et 16,5 euros, jugées trop chères. Si ce type de street food aiguise les appétits, il ne réussit décidément pas à tout le monde. Hélène Darroze a aussi fait un four avec Joia Bun, son restaurant de burgers haut de gamme, fermé au bout de sept mois.

Leurs dîners privés régalent le gratin du CAC 40

Pour mettre encore un peu plus de beurre dans leurs épinards, les chefs n’hésitent même plus à délaisser leurs propres fourneaux pour aller mitonner, l’espace d’une soirée, des repas personnalisés à domicile, chez des clients fortunés ou dans des espaces privatisés par de grandes marques. C’est très rentable. Comptez au bas mot 5000 euros d’honoraires par soirée pour un chef une étoile, jusqu’à 40000 euros pour une toque à triple macaron, avec un bonus d’au moins 10000 euros si la marque exploite la notoriété du chef pour en faire la publicité sur les réseaux sociaux. Le plus souvent, ces agapes restent toutefois confidentielles.

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Très demandé, notamment par le gratin du CAC 40, le triple étoilé Alain Passard aurait fait son beurre de ces festins secrets, lors de la pandémie de Covid. «Ses tablées VIP de 8 à 12 convives facturées au prix fort enfreignaient la règle qui recommandait de ne pas se réunir à plus de 6 personnes pendant le confinement», nous confie un critique gastronomique.

Les livres de recettes "Fait Maison" signés Lignac font un carton

Pour faire des affaires, la conquête des macarons Michelin n’est pas toujours indispensable. Cyril Lignac y a lui-même renoncé en 2019, en fermant Le Quinzième, son seul restaurant gastronomique, qu’il a remplacé par une trattoria, tirant donc par la même occasion un trait sur son unique étoile. «Elle était de toute façon menacée, estime un journaliste spécialisé. Lignac est un bon technicien, mais il est loin d’être un génie.» Il a tout de même un sacré sens des affaires. A la tête de sept restaurants, un bar, sept boulangeries-pâtisseries-chocolateries, le self-made-man aveyronnais, qui vient encore d’ouvrir fin mars un restaurant d’inspiration japonaise près de l'avenue Montaigne, foisonne d’idées.

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Son Bar à oursons, par exemple, fait partie des concepts qu’il a déposés à l’Institut national de la propriété industrielle (Inpi). Le principe? En échange d’un abonnement, ses friandises chocolat-guimauve sont expédiées à domicile dans des box (à partir de 28 euros pour 16 pièces). Dans l’édition, le chef cuisinier et pâtissier fait aussi un tabac, avec sa collection de livres de recettes «Fait Maison». «Les sept tomes se sont vendus autour de 2 millions d’exemplaires», se réjouit auprès de Capital son éditeur, La Martinière. Soit tout de même l’équivalent de cinq prix Goncourt et un pactole dépassant, d’après nos calculs, les 3 millions d’euros, sans compter sa quarantaine d’autres ouvrages publiés. De quoi largement financer les 2 millions de travaux de rénovation consacré à sa villa de Saint-Trop, acquise l’an dernier pour 5 millions.

Diriger les cuisines d’un restaurant multiétoilé reste malgré tout un formidable levier de business, surtout pour percer sur le juteux marché du conseil. Comme dans «Cauchemar en cuisine», les grandes toques sont souvent appelées à la rescousse pour relancer un restaurant, former ses brigades, revoir sa décoration ou concevoir une nouvelle carte, en y apposant ou pas leur nom. Pour une adresse de prestige, la prestation peut s’évaluer en centaines de milliers d’euros, sans compter la commission souvent prélevée sur le chiffre d’affaires, jusqu’à 5% des revenus.

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Avec Alain Ducasse, Pierre Gagnaire est l’un des as de la discipline. Après avoir connu la faillite à Saint-Etienne, dans les années 1990, le Matisse des fourneaux a fait de cette activité un des piliers de sa diversification. En plus de ses propres restaurants – il en possède trois à Paris, dont son fer de lance trois étoiles de la rue Balzac, qui porte d'ailleurs son nom –, Gagnaire signe les cartes d’une vingtaine de tables dans le monde. Il conseille aussi celles du Fouquet’s, la célèbre enseigne du groupe Barrière qui s’est exportée à Séoul, Dubaï et New York, au-delà des six brasseries déployées dans l’Hexagone. Le chef a même épaulé le réalisateur Tran Anh Hung en supervisant les scènes de cuisine de son film «La Passion de Dodin Bouffant», consacré à la gastronomie française au XIXe siècle.

Jean Imbert, le chef préféré des stars, est aussi très demandé par LVMH

Pour Jean Imbert aussi, showbiz et haute gastronomie font bon ménage. Quasi inconnu avant de remporter «Top Chef» en 2012, le cuisinier a bâti sa notoriété sur sa proximité avec les vedettes du cinéma, de la musique et du sport (De Niro, Madonna, Mbappé…), en posant nonchalamment avec elles au milieu de ses casseroles. Stratégie payante: voilà un peu plus de deux ans, le quadra a été nommé à la tête des cuisines du Plaza Athénée, le très chic palace de l’avenue Montaigne, à Paris. Il y a conquis sa première étoile, sans forcément faire oublier l’ancien maître des lieux, Alain Ducasse.

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«Sous Ducasse, le restaurant revendiquait trois étoiles. Avec Imbert, le but est d’attirer des stars du show-business pour vendre des nuitées à l’hôtel. Leur suite à 25000 euros est bien plus rentable qu’un repas», persifle un critique. Qu’importe, l’ex-«Top Chef» a le vent en poupe. En plus des trois tables ouvertes à Miami, Ibiza et Saint-Tropez avec son ami Pharrell Williams, l’interprète de «Happy» devenu directeur créatif chez LVMH, Jean Imbert a pris la tête des trois restaurants du Brando, un hôtel polynésien construit sur un atoll acheté par Marlon après le tournage des «Révoltés du Bounty».

L’omniprésent toqué collabore aussi avec LVMH (Le Cheval Blanc à Saint-Barth, ToShare à Saint-Trop, Monsieur Dior avenue Montaigne) et prendra bientôt le tablier du Martinez, à Cannes. Sa prise de fonction officielle sera célébrée en grande pompe le 16 mai, à l’ouverture du festival. Attention, show devant!

Pour les JO de Paris, c'est maître Ducasse qui régale

On le croyait sur la mauvaise pente depuis qu’il avait perdu la concession du Jules Verne, le fameux restaurant de la tour Eiffel, en 2018. Son éviction du Plaza Athénée, trois ans plus tard, n’avait rien arrangé. Mais, à 67 ans, Alain Ducasse ne semble pas près de rendre son tablier. D’ailleurs, le Monégasque aux 19 étoiles orchestrera le dîner de gala des JO, qui réunira une centaine de chefs d’Etat et de personnalités sous la pyramide du Louvre, le 25 juillet, veille de la cérémonie d’ouverture. Le businessman n’opère plus lui-même en cuisine, mais il a su s’entourer de marmitons surdoués, souvent promis eux-mêmes à devenir de grandes toques – à l’instar de l’Italo-Argentin Mauro Colagreco, trois étoiles au Mirazur de Menton, consacré meilleur restaurant du monde en 2019. La brigade de Ducasse est si convoitée que le boss empoche une commission de 15 à 25% dès qu’il consent à céder un de ses poulains à la concurrence.

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A la tête de sa holding De Gustibus (88 millions d’euros de chiffre d’affaires, pour près de 8 millions de bénéfices), maître Ducasse règne sur un empire d’une trentaine de restaurants, une quarantaine de boutiques (chocolat, café, glaces et biscuits) et de campus de formation déployés sur trois continents, dans neuf pays. Projet à suivre: la transformation de la Maison du Peuple à Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine). Le seigneur des fourneaux prévoit d’y investir 30 millions pour en faire un «haut lieu de la gastronomie française». En commençant dès l’an prochain par y déployer son siège, de nouvelles boutiques, un restaurant populaire et une «table des chefs».