Il a 3,3 millions de fans sur Instagram et 2,2 millions sur Facebook, se classe au quatorzième rang des personnalités préférées des Français selon le baromètre Ifop-JDD 2023, vend ses livres tels des petits pains et affiche son sourire sur les emballages de foie gras Larnaudie. Pourtant, il n’est pas chanteur, ni acteur. A 46 ans, Cyril Lignac, passé par un lycée hôtelier de l’Aveyron, excelle en qualité de cuisinier et pâtissier, multipropriétaire de restaurants et animateur d’émissions télé, tout en jouant les ambassadeurs pour Carrefour, Philips ou l’horloger Patek Philippe.

L’Auvergnat est un chef de son temps, une rock star des fourneaux adulée par les téléspectateurs et les internautes, courtisée par les grandes marques et les palaces du monde entier. Un de ces «gods of food» (dieux de la bouffe), comme ceux encensés par l’hebdomadaire américain «Time» en 2013, dont les amours font le bonheur des rubriques people des journaux – Cyril Lignac et l’actrice Sophie Marceau, Yannick Alléno et la chanteuse Patricia Kaas, Guy Savoy et l’animatrice Sonia Mabrouk. Leurs patronymes ont détrôné leurs enseignes. On ne brunche plus au Plaza Athénée mais chez Jean Imbert, alias le «chef des stars», on ne déjeune pas au Marsan mais chez Hélène Darroze, on ne dîne pas au MoSuke mais chez Mory Sacko.

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Les cuisiniers, héros de fictions

«Entre 25 et 50 chefs français, connus dans le monde entier, jouissent de ce statut», précise Marion Prély, l’agent d’une poignée d’entre eux au sein de la société Uniique by Wasserman. Le triplement étoilé Christian Le Squer, monument de la cuisine française lui aussi, a résumé le phénomène en une phrase bien sentie : «Les gens ne consomment plus de la cuisine, ils consomment des cuisiniers.» On leur consacre des fictions (le film américain «A vif !» avec Bradley Cooper), des séries (les deux saisons de «Chefs» sur France 2, «The Bear» sur Disney+) et des émissions culinaires («Chef’s Table» et sa déclinaison française, les concours culinaires «MasterChef» et «Top Chef», qui vient d’attaquer sa quinzième édition sur M6).

Sans oublier le cultissime dessin animé de Pixar, «Ratatouille», dans lequel Cyril Lignac prête sa voix à l’un des membres de la brigade de la brasserie Chez Gusteau dans la version française. Le restaurateur a également joué les conseillers techniques auprès de la production de ce film d’animation, aux côtés de Guy Savoy et d’Hélène Darroze. Leur mission : s'assurer que les gestes des cuisiniers et l’aspect visuel des assiettes soient impeccables.

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Un début de reconnaissance grâce à la télévision

Pourtant, le tablier blanc n’a pas toujours fait rêver. De l’ouverture des premiers restaurants bourgeois, au milieu du XIXe siècle, à la moitié du XXe, les chefs sont restés cantonnés à leur cuisine, souvent située à l’entresol, insalubre et dépourvue d’aération. L’émergence du tourisme gastronomique puis les émissions culinaires des années 1950 les tirent (un peu) de l’anonymat et leur apportent une amorce de reconnaissance. «“Art et magie de la cuisine”, animé de 1954 à 1967 par le chef étoilé Raymond Oliver, est le premier d’une longue série de programmes télévisés qui ont permis d’améliorer l’image des chefs, de faire connaître leur expertise et de propulser les plus grands d’entre eux au rang de stars», analyse Nathalie Louisgrand, enseignante-chercheuse à Grenoble Ecole de Management et spécialiste du sujet, dans un article publié par le site The Conversation. Le Lyonnais Paul Bocuse, le charismatique «pape de la gastronomie», y a contribué, à sa façon. «Il est l’un des premiers à avoir fait sortir les chefs de leur cuisine en leur enjoignant de parler de leur métier, et aussi à s’être exporté hors des frontières», souligne Caroline Savoy, fille de Guy, restauratrice et consultante.

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Plus tard viendra l’émission iconique de Joël Robuchon, «Cuisinez comme un grand chef» sur TF1, devenue en 2000 «Bon appétit bien sûr» sur France 3. Dès 1987, l’heureux détenteur de 32 étoiles Michelin, décédé en 2018, avait ébranlé le petit monde des toqués en concluant un partenariat avec le groupe agroalimentaire Fleury Michon.

D’autres lui emboîteront vite le pas, transformant leur patronyme en argument publicitaire. La palme revient incontestablement à Thierry Marx qui, au fil des années, a prêté son image et son talent à Barilla, Badoit, 3 Suisses, Samsung, Habitat, le distributeur Lidl, les Relais H ou Uber Eats – la liste n’est pas exhaustive.

L'appétit des entreprises pour les chefs

Le carton d’audience de «Top Chef», avec ses 2 à 3 millions de téléspectateurs à chaque épisode, et les réseaux sociaux ont pris le relais, boostant un peu plus l’aura des Mozart des fourneaux et l’appétit des entreprises. Avec, dans le rôle des entremetteurs, une poignée d’agents négociant cachets et conditions. «Ce sont de gros bosseurs sans concession, très carrés, très professionnels, dont les valeurs plaisent aux marques, précise Marion Prély. Un peu comme les rugbymen.» Désormais, les plus «bankable» sont aussi sollicités que les sportifs. Egérie de Louis Vuitton et de Tag Heuer révélée par «Top Chef», Mory Sacko, 31 ans, assume : «L’exigence, la précision, la créativité et la performance incarnées par les chefs justifient l’association avec des marques de luxe.»

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Sans ses divers partenariats (Monoprix, Le Coq sportif, Mumm, etc.), Florian Barbarot, 32 ans, issu également de la génération «Top Chef», n’aurait d’ailleurs pas pu ouvrir «seul, sans financiers» son restaurant parisien Quelque part… et, bientôt, une pâtisserie à la même enseigne. Le chef parisien a bien compris la règle numéro un : «On nous prend comme ambassadeurs de marques pour notre impact sur les réseaux sociaux», résume-t-il, lui qui poste, chaque jour ou presque, une vidéo sur Instagram. Sébastien Ripari, consultant et chroniqueur, auteur du livre «L’ami des chefs» (Ed. HarperCollins France), a récemment été sollicité par une école de cuisine du Moyen-Orient en quête d’un pâtissier. «Ils exigeaient quelqu’un suivi par au moins 150000 personnes sur les réseaux sociaux», précise-t-il.

170 000 postes à pourvoir dans les cuisines

Et pourtant. Les Français ont beau adorer la bouffe, se passionner pour les jeunes chefs sur Instagram, Facebook ou X, affluer dans les écoles et les cours de cuisine, les restaurants manquent désespérément de bras : 170000 postes sont à pourvoir. «Environ 30% des jeunes quittent le métier en dix-huit mois», affirme Guillaume Gomez, chef de l’Elysée pendant un quart de siècle, aujourd’hui ambassadeur français de la gastronomie. La faute, selon lui, à «l’envie de médiatisation» nourrie par les émissions culinaires, miroir aux alouettes d’une profession âpre et exigeante. «On ne dresse pas les assiettes tout de suite, pointe-t-il. On commence par vider les poissons, se couper, se brûler. Mais cette profession est un formidable escalier social. Pas un ascenseur, un escalier, car il requiert de l’effort.»

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De l’effort pour travailler debout, supporter le coup de feu, accepter des horaires décalés. Pour tolérer, parfois, brimades et humiliations. «Il y a encore trop de violence, de sexisme, d’homophobie, de racisme dans cet environnement masculiniste», estime un familier de la restauration, ce milieu soumis au diktat des guides gastronomiques qui, chaque année, distribuent ou retirent les macarons et les étoiles, font et défont le succès de tel ou tel. Avant la cérémonie annuelle du «Guide Michelin», orchestrée le 18 mars dernier à Tours, Sébastien Ripari a reçu ce texto éloquent d’un chef étoilé : «Le “Michelin” nous tient par les couilles.»

Comme si cela ne suffisait pas, les Français se sont érigés en critiques culinaires. «Les clients sont devenus, eux aussi, une source de pression à travers les avis postés en ligne, explique Laurent Perlès, cofondateur de l’école La Source Foodschool. L’erreur et la fausse note sont désormais inacceptables.» Gastronomie, ton univers impitoyable…