Dix jours à peine. L’an passé, c’est le temps qu’il a fallu à l’ex-énarque Walter Butler pour se décider à reprendre, auprès du chef Bernard Pacaud, les deux tiers du capital de son restaurant trois étoiles L’Ambroisie. Ce spécialiste chevronné du capital-risque aurait-il perdu le sens commun, à placer ainsi une partie de ses billes dans une telle niche, celle de la haute gastronomie ? Rien de plus rationnel, assure au contraire Jean-Marc Teurquetil, le banquier d’affaires qui a géré la vente de cette pépite culinaire de la place des Vosges : «L'Ambroisie peut exister ailleurs qu’à Paris», estime le financier. Et si cette adresse d’exception constitue un excellent placement, c’est que, à ses yeux, la grande cuisine peut aussi être rentable. «Les restaurants trois étoiles développent de l’hôtellerie, y compris en province. A Vonnas dans l’Ain, par exemple, le chef Georges Blanc a créé tout un village. Même à Saint-Bonnet-le-Froid, un coin perdu de la Haute-Loire, Régis Marcon a ouvert un spa, et deux hôtels», justifie-t-il.

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Les grands financiers investissent dans la gastrnomie

C’est un fait : la restauration haut de gamme fait désormais saliver le grand capital. Certes, voilà des années que des familles ayant fait fortune dans une autre vie professionnelle aiment à réinvestir leur patrimoine dans cette niche. Déjà propriétaires des Crayères à Reims et du Taillevent à Paris, les frères Gardinier ont par exemple récemment repris 20% des parts de L’Oustau de Baumanière, un trois-étoiles en Provence. Avec sa marque d’hôtellerie La Réserve, l’ex-industriel de la charcuterie Michel Reybier cumule lui aussi les distinctions les plus élevées au Guide Michelin. Mais une nouvelle génération d’entrepreneurs financiers s’invite désormais à table.

Depuis 2007, sous l’enseigne Airelles, le créateur du groupe audiovisuel Banijay Stéphane Courbit fait ainsi collection de palaces à Courchevel, Saint-Tropez ou Gordes (Vaucluse), où il propose des plats signés Alain Ducasse, Pierre Gagnaire, Jean-François Piège… L’industrie du luxe est aussi de la partie : 3 des 30 adresses au top du Guide Michelin appartiennent à Cheval Blanc, la marque hôtelière de LVMH, née de l’achat d’un premier chalet par Bernard Arnault. Autre holding convaincue par ce mix d’hôtellerie de luxe et de restauration étoilée : Epicure Investissement, pilotée par Julien Bernard et Garance Schelcher. Ces deux spécialistes des marchés du sport, du tourisme et de la culture souhaitent devenir «l’un des principaux investisseurs français dans le domaine de l’hôtellerie et de la restauration haut de gamme», indique leur site Internet.

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Stéphane Courbit, son groupe Airelles possède Le Grand Contrôle, à Versailles, qui abrite une table étoilée signée Alain Ducasse. Bruno Bebert / Bestimage

Les grands chefs trouvent plus facilement des financeurs

Cet appétit pour le secteur est évidemment une aubaine pour les stars des fourneaux, qui cherchent souvent à étendre leur business, et se retrouvent alors confrontés à la frilosité de leurs banquiers. C’est ainsi que le triple étoilé Mauro Colagreco consulte actuellement des «family office» et des fonds d’investissement pour financer son développement. Vantant ses 15% d’excédent opérationnel au Mirazur, à Menton, il cherche des capitaux pour ouvrir des brasseries, mais aussi des pizzerias et des boulangeries. Le chef envisage aussi de nouvelles tables gastronomiques ainsi qu’une marque de boutiques-hôtels, en France et à l’étranger. «On veut des partenaires stratégiques dotés d’un savoir-faire», lance le cuisinier italo-argentin.

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De son côté, Thierry Marx a récemment fait affaire avec le promoteur immobilier Emerige, pour acheter une partie des murs d’Onor, son nouveau restaurant du VIIIe arrondissement. D’autres restaurateurs s’appuient plutôt sur leurs clients les plus fortunés. «Il arrive que ces convives se fassent plaisir en soutenant un chef chez qui ils ont mangé. Cela fait partie de leurs investissements passion», glisse l’ex-directeur du Gault & Millau, Côme de Chérisey, qui finance lui-même des bonnes tables, et a rejoint un petit club d’investisseurs motivés, les Forces françaises de la gastronomie.

Certains de ces parrains ne se projettent toutefois qu’à court terme. «Les obligations convertibles en actions sont souvent utilisées. Elles permettent d’obtenir un remboursement du capital investi après cinq, six ou sept ans, assorti d’une prime», détaille Cédric Séguin, un avocat spécialisé dans l’accompagnement de restaurateurs et hôteliers dans leurs projets de développement. Le rendement n’a toutefois rien de renversant. «Viser une rentabilité de 15%, ce n’est pas rationnel. On est plus dans de la haute couture que dans du Hermès», prévient Laurent Plantier, ex-associé d’Alain Ducasse et fondateur de FrenchFood Capital, spécialisé dans le financement des entreprises de l’alimentaire.

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Un besoin de financement toujours plus important

L’œil aguerri de ces financiers n’est pas de trop dans ce secteur, coûteux en matières premières comme en main-d'œuvre. Avec la hausse des exigences du guide rouge, le personnel est «trois fois plus nombreux à servir deux fois moins de couverts», résume par exemple le chef triple étoilé Georges Blanc. Sans bon gestionnaire pour veiller au compte d’exploitation, ces temples du goût passeraient donc vite dans le rouge. A la tête de ses huit adresses parisiennes, dont certaines arborent les macarons, le patron du groupe Eclore, Stéphane Manigold, s’applique à une gestion au cordeau. Cet ancien commercial dans l’automobile, reconverti dans la gastronomie, sensibilise même ses chefs au choix des matières premières, dont il observe les cours «tous les jours». Il valide aussi, avec ses services, tous les devis non alimentaires. «Les marges sont petites, de 10 points maximum. Il ne faut pas se tromper», prévient le quadragénaire.

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Le Chef Bernard PACAUD du Restaurant l'Ambroisie à Paris. ©Hannah Assouline/ SP Restaurant l'Ambroisie

Pas fous, les investisseurs alléchés par le secteur choisissent leurs affaires avec soin. Ce n’est pas un hasard si Robert Bianco, dirigeant d’une holding familiale ayant fait fortune dans les années 1990 grâce à l’exploitation pétrolière, a fait confiance au chef Jean Sulpice, en se portant caution de son nouveau projet, en 2016. «J’avais déjà une entreprise avec des bilans positifs. Je fais les devis, je ne délire pas. Mon restaurant n’a rien d’une danseuse», clame le restaurateur, connu pour ses qualités de stratège et de gestionnaire. Pour ne rien gâcher, l’Auberge du Père Bise, située au bord du lac d’Annecy et dont les deux partenaires se partagent les murs, a tout du bon placement immobilier.

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De son côté, l’entrepreneur bordelais Matthieu Gufflet a fait un autre genre de pari. «Mon idée, c’était d’abord de reprendre une marque. Car acheter un restaurant à son apogée, et dont le chef pourrait quitter les fourneaux, c’est une prise de risque», considère le fondateur d’Epsa, un cabinet de conseil en performance des entreprises. «Passionné mais raisonnable», ce fin gourmet est donc devenu l’actionnaire majoritaire de la Mère Brazier, une figure des bouchons lyonnais, tenue par le chef Mathieu Viannay. Si le restaurant aux deux macarons tourne toujours, les deux associés ont déjà développé un réseau de six épiceries du même nom, où l’on peut déguster des pâtés en croûte maison. Mais aussi des vins issus des quatre vignobles que l’homme d’affaires possède par ailleurs. Si l’on peut joindre l’utile à l’agréable…